Développement durable et dépolitisation
Développement durable et dépolitisation : voilà une association qui pourrait surprendre. Le langage commun s’est approprié le développement durable et il vient à l’idée de peu de gens de débusquer derrière ce « mantra » des temps modernes un phénomène directement politique.
Après tout, tenter de relier l’économique, l’environnement et le social dans une vision du monde qui transcenderait les conflits politiques traditonnels paraît suffisamment séduisant pour incarner ce pragmatisme bien compris nécessaire à la vie en société.
Pourtant, le développement durable, comme toutes les notions qui se glissent dans le discours public, a une histoire et, en réalité, se révèle indisociable de la sphère politique. Inventé dans les années 1980 dans les milieux écologistes fondamentatistes, il a reçu ses lettres de noblesse lors du sommet de Rio en 1992, lorsqu’il a été érigé en une sorte d’objectif assigné à l’humanité.
Mais que l’on ne s’y trompe pas : le développement durable a toujours recelé une signification qui allait au-delà du simple équilibre entre économique, environnement et social. Il propose bien une réinterpértation de cette combinaison où l’économie et la vie sociale doivent être repensées au profit d’une impérative domination des exigences de l’environnement.
Le développement durable s’est ainsi imposé comme le fondement d’une écologie politique qui pourrait contrebalancer ses pulsions traditionnellement libertaires par une projection dans un futur qu’il s’agirait de remodeler dans un strict respect de la nature. La liberté qu’elle revendique serait contenue par une primauté de l’envrionnement que l’Etat pourrait être appelé à contrôler.
Deux principes juridiques en ont été déduits, comme gages de son applicabilité : le principe de précaution, qui permet, dans son acception la plus « absolue », de légitimer une intervention autoritaire au nom des objectifs poursuivis ; et le droit d’ingérence, issu du droit international, qui justifie lui aussi une intervention au nom, cette fois, de valeurs morales considérées comme supérieures.
Cette armature, le développement durable l’a habillée des atours d’une véritable idéologie politique, proposant une vision de l’Homme corrélée à une compréhension du présent et du futur. Comme toute idéologie, il a certes dû affronter le réel, et s’accommoder de larges remaniements, sous des formes plus ou moins affadies. Ce pas a d’ailleurs été encouragé par les Verts eux-mêmes, lorsqu’il ont admis que le développement durable dont ils s’étaient fait les théoriciens devait aussi innerver les finances publiques.
Demeure néanmoins la portée philosophique du développement durable, aux effets d’autant plus profonds qu’ils ne sont guère visibles dans le tourment de l’actualité. Car derrière le développement durable, c’est une vision de l’histoire et du progrès qui se dégage, en porte-à-faux avec les approches plus classiques léguées par le libéralisme et le marxisme.
Le libéralisme s’inscrit dans un logique de l’histoire bâtie sur le perfectionnement permanent de l’individu et de la société, dans un tentative complexe de synthèse entre la liberté de chacun et la nécessité d’un ordre sans lequel le bien public ne saurait être préservé. L’histoire avance sur un rythme qui impulse une amélioration constante de l’ « étant ».
Plus radical, le marxisme ne rompt pas avec l’idée d’une société en quête d’un progrès constant. Il la pousse toutefois dans ses ultimes retranchements en décrétant que l’histoire tend dans son fonctionnement intime vers l’avènement de la révolution rédemptrice.
Le « développement-durabilisme » s’extrait de cette continuité de l’histoire et brise le fil « logique » d’une narration qui courrait inexorablement vers un progrès plus ou moins aléatoire selon la philosophie considérée. Dans cette optique « durabiliste », marquée par le romantisme philosophique du début du XIXe siècle, l’histoire doit être perçue dans sa dimension holistique à l’abri de toute visée « évolutionniste ».
Le développemnt durable n’appréhende plus l’histoire comme un matériel acquis qu’il convient de développer, mais comme un amas d’erreurs qui ont mené l’humanité à sa perte et que seule une prise de conscience écologique puissante pourrait sauver. Seul compte le présent qu’il faut rétablir dans son équilibre, puis remettre tel quel à un futur débarrassé de toute ambition progressiste et saisi comme la reproduction d’un « maintenant » protégé des altérations de la modernité.
S’insinue ainsi une mentalité de rentier, obsédée par ce que recevront les générations futures, mais contraire au progrès réclamé par libéraux et marxistes. Face au libéral, qui pense le futur comme un foyer d’investissements sur l’autel de ses intérêts et de ceux de la société, et au marxiste obnubilé par la Révolution qui donnera sens au passé en le purgeant de ses errements antérieurs, le « durabiliste » se concentre sur l’aujourd’hui, entre un passé disqualifié et un futur figé dans son incertitude.
Les effets de cette lecture du « processus » historique sont ravageurs, notamment sur le plan de l’enseignement. L’histoire n’est plus source d’un savoir susceptible d’expliquer le présent et d’éclairer, comme aliment du politique, le futur ; il se rive sur un immédiat « déshistoricisé », immobile. L’histoire, privée de sa dynamique, se calfeutre dans un « présentisme », pour reprendre les termes de François Hartog, qui réduit le récit historique à une simple démarche mémorielle.
L’histoire descend au rang de l’anecdote ; le contexte n’intéresse plus. L’histoire, comme la nature, n’est plus qu’un patrimoine à transmettre au générations futures, soustrait à son mouvement intérieur. L’historien, lui, est convoqué dans les tribunaux comme témoin d’un passé qu’il ne connaît pourtant que de source indirecte...
Accompagnant lointainement le déroulement de la vie, l’histoire n’a que faire de la chronologie et de l’événement ; elle a pour tâche de montrer que le présent se suffit à lui-même. Les Annales s’étaient prescit le même programme, contre une histoire alors il est vrai trop positiviste, trop directive, trop déifiée... mais sans vouloir la détruire !
Les théories constructivistes s’inspirent directement de cette approche « durabiliste » de l’histoire : tout n’est que construction sociale, sans épaisseur historique. Il en va de même, désormais, de la science juridique, qui remet en cause l’une de ses maximes les plus inaliénables : l’imprescriptibilité. La société est sortie du temps : le passé est vu dans sa seule linéarité et se confond et avec l’aujourd’hui, et avec le futur, en une masse informe.
Ce phénompène est renforcé par l’obsédante transparence, hissée au rang de norme « offcielle » du rapport social. Par la transparence, la transition entre les époques s’estompe, la séquentialisation du temps s’efface ; la destinée humaine se décline de façon linéaire. La vie s’ « horizontalise », la durée s’aplatit.
L’histoire vacille, happée dans le tourbillon du développement durable. « Déshistoricisé », le « durabilisme » contribue à façonner cette société sans repères dont on se plaint tant. Pire encore, en annihilant le passé, il écrase l’individu et, ainsi, le politique.
A quoi sert en effet la politique si elle repose sur une réalité niée et n’a plus pour ultime mission que de sculpter un futur en dupliquant le « maintenant » ? Par son idéologie même, le développement durable concrétise la prédiction de ceux qui, dans les années 1960, annonçaient la mort de ces mêmes idéologies. Mais, ce faisant, il tue aussi la politique et consacre la sortie de l’Homme hors de la vie.
R.K.
Source:http://www.hebdo.ch/les-blogs/meuwly-olivier-politique-le-scalpel-de-lhistoire/d%C3%A9veloppement-durable-et-d%C3%A9politisation
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